L'amour est une rose, chaque pétal une illusion, chaque épine une réalité ❧ Jinki

"En aimant, nous savons tous devenir vulnérables. L'amour peut avoir une fin, la souffrance de l'abandon est toujours possible, ou, pis encore, l'accident, la perte définitive de celui ou celle qu'on aime. On le connaît, ce risque, on le prend, mais est-il normal de se dire qu'en aimant on prend aussi celui de perdre la vie des mains mêmes de qui s'est offert à la partager ?"

Le Greatest Pandemonium. Il s'était juré de ne jamais remettre les pieds dans cet établissement et pourtant, il était là, à fixer la scène d'un air absent. Le show lui paraissait interminable et pour cause, ni son cœur, ni sa tête n'étaient à la fête. Même en ayant l'éternité devant lui, il se demandait dans quelle mesure il était obligé de perdre son temps ici. Quelle plaie. Mais il se rappela son entretien avec le bouffon du roi au palais. Tout ceci était l’œuvre de Malaki, toujours plus soucieux du confort des grands de ce monde et de montrer que l'archipel savait accueillir ces derniers. On ne pouvait pas lui reprocher ça, il avait le sens du grandiose ce petit. Il aurait donc été impoli et malvenu de refuser l'invitation. À vrai dire, il était rare que la famille royale japonaise ne se mêle aux autres, elle voyageait peu et se concentrait généralement sur son pays, ses gens, ses problèmes internes sans se soucier de l'ailleurs. Mais depuis peu, en fait, depuis l'accession au trône de Naoki pour être exact, la politique avait quelque peu changée. Cependant, il fallait saisir la nuance.  Le japon ne s'ouvrait pas au monde, non, le monde allait devoir s'ouvrir au Japon. Bientôt, la sphère  vampirique prendrait un nouveau tournant. À cette pensée, un sourire vindicatif se nicha sur les lèvres du nippon. « Le spectacle vous plaît-il ? » demanda l'un des convives en s'apercevant d'un changement d'expression sur le visage du roi. « C'est parfait. » finit-il par répondre, d'un ton énigmatique.

La suite du spectacle se déroula sous les mêmes hospices et en bon japonais qui se respecte, Naoki fit mine de s'y intéresser, quittant son attitude oisive. Il déploya tous ses talents : hochement de tête, aizuchi et quelques sourires forcés tout en se demandant intérieurement quand cela allait prendre fin. C'est son téléphone qui lui offrit une échappatoire en sonnant avec insistance. Le japonais s'excusa avant de s'éclipser, faussant compagnie à ses hôtes d'un soir. Il tira le rideau pourpre qui le séparait de la grande salle. Les yeux rivés sur son écran, il faillit buter dans l'un des serveurs mais il l'esquiva avec classe. Puis un parfum familier, délicieux, vint le mettre aux aguets. Il chercha la propriétaire de ces exquises effluves. Sae. L'attention porté sur la scène, la princesse se délectait d'un verre de sang. Curieux, il tua dans l’œuf le dilemme qui montait en lui. Le Roi s'approcha du bar et chassa d'un coup de pied dans son tabouret, l'homme qui trônait aux côtés de la princesse. Son aura malveillante suffit à le décider à obtempérer sans râler. Naoki s'installa et la belle coréenne prit enfin conscience de sa présence. Chassant l'idée qu'elle n'était pas qu'une simple tromperie que ses yeux fatigués lui offraient, il lui répondit en la fixant avec intensité. « Bonsoir » Elle était bien là, plus vivante que jamais, si on pouvait employer ces termes pour des vampires. Il aurait voulu la toucher, s'assurer qu'elle allait bien mais il n'en fit rien et se contenta de griffer le bois du bar en ramenant ses doigts contre sa paume.

Elle reprit la parole et le japonais jeta un œil vers la scène pour voir de quel spectacle elle parlait. S'il avait voulu se détendre, il ne serait jamais allé dans un endroit tel que celui-ci. Ce genre d'ambiance ne collait pas du tout avec sa personnalité étriquée. Être ici était aussi inconfortable pour lui que d'être dans une rame de métro pendant l'heure de pointe. Le barman déposa le deuxième verre sur le comptoir. « Faut croire » maugréa-t-il en s'accoudant. « Mais j'ai trouvé meilleure distraction, la détente viendra avec »  Elle était plutôt bien apprêtée pour quelqu'un qui venait juste se détendre. Les yeux de l'asiatique glissèrent sur les traits fins et gracieux de la belle coréenne, suivant les lignes de son visage pour descendre et couvrir ses épaules dénudées. Une impression de déjà-vu le fit chanceler imperceptiblement. La fatigue accumulée de ces derniers jours devait sans doute être la responsable de ce trouble intempestif. Il se pinça l'arrête du nez et inspira une bouffé d'air. Mais de nouveau, il se retrouva propulsé dans un passé brumeux et pénible. Le lac. Il n'était pas certain mais il crut détecter de nouveau cette odeur si particulière des fleurs bleutées recouvrant les champs d'Astrée. Ses sens lui jouaient des tours, c'était impossible, ça ne pouvait recommencer. Les souvenirs fictifs se mêlèrent à la réalité et même s'il savait pertinemment que ce stigmate n'était qu'un cauchemar puisque la belle se tenait devant lui, son corps prit les devants sans attendre l'aval de son esprit. En une fraction de seconde, Nao fit valdinguer le verre de sang que Sae s’apprêtait à boire. « Je..e.. » balbutia-t-il, prit au dépourvu par son propre geste. Qu'est-ce qui lui arrivait bon sang ? Ce n'était pas dans ses habitudes de se laisser troubler ainsi. « J'ai cru que... » continua-t-il avant de se rendre compte qu'il n'avait pas à se justifier. Le japonais reprit vite contenance et toisa d'un air supérieur les clients de l'établissement. « Le service laisse à désirer ici. » grogna-t-il en rejetant la faute sur le barman. Il déposa néanmoins un billet sur le comptoir afin de régler la boisson gâchée, sans même oser affronter le regard de la coréenne. Faiblesse. Agitant son portable afin de parfaire son excuse : « J'ai des impératifs. » Mais bien sûr, cette fois-ci il aurait bien du mal à berner son monde. Il fuyait, point.

"En aimant, nous savons tous devenir vulnérables. L'amour peut avoir une fin, la souffrance de l'abandon est toujours possible, ou, pis encore, l'accident, la perte définitive de celui ou celle qu'on aime. On le connaît, ce risque, on le prend, mais est-il normal de se dire qu'en aimant on prend aussi celui de perdre la vie des mains mêmes de qui s'est offert à la partager ?"

L'esprit embrumé par des souvenirs macabres, l'assurance du roi s’effritait par morceaux face à Sae. Il se rappelait l'avoir vu mourir, il sentait encore le poids de son corps inerte entre ses bras. Elle était morte par sa faute, son arrogance et sa capacité à réprimer ses véritables sentiments l'avaient mené à éprouver une nouvelle fois la perte de quelqu'un qui lui était cher. Et ils n'étaient pas nombreux dans sa vie à avoir compté. Pourtant, elle était là et son contact pouvait en témoigner. Le regard de Nao glissa sur la main de la coréenne avant de regagner les yeux de sa propriétaire. En temps normal, il se serait dégagé de cet effleurement soudain mais cette nuit là, ce geste était le bienvenu parce qu'il avait besoin d'être rassuré. Lui qui n'avait de cesse d'affirmer que la princesse n'était qu'un pion sur son échiquier ne semblait plus si sûr de ça.

Sans un mot, il tira le tabouret et prit de nouveau place à ses côtés lorsqu'elle lui proposa un verre, prenant soin de ne pas rompre le contact entre leur deux mains. Il lâcha son portable, comme pour baisser les armes et faire comprendre qu'il n'était plus question de se défiler. Il faisait un énorme effort pour elle, Nao détestait s'afficher en public et pire encore, dévoiler qu'il pouvait avoir des faiblesses. « AB- » confirma-t-il. « Je ne suis pas d'humeur pour un plasma. » Le ton avait été sec, sous-entendant que ce n'était pas le moment pour atteindre un état euphorique. Il avait déjà l'air assez perturbé ainsi, Nao avait besoin d'avoir les idées claires. Malgré tout, il se délecta du sourire malicieux que Sae lui offrit. Ce qui eut pour effet de dérider les plis qui s'étaient formés entre ses sourcils. Elle avait raison, il devait se détendre un peu et faire abstraction de ces idées noires qui ne l'avaient pas quitté depuis son escapade au lac. Mais à peine cette résolution prise, celle-ci vola en éclat lorsque Sae prit un air grave. Gauche, il tenta d'éluder en ne la prenant pas au sérieux. « Où tu portais une belle robe blanche et disais oui à l'être aimé ? » Toutes les femmes avaient ce genre de rêve, non ? N'était-ce pas un objectif de vie ? Partant du principe que Sae Jin avait déjà tout, il ne lui restait plus que ça. « Tout le monde rêve, Sae. » avoua-t-il, un sourire narquois aux lèvres. Lui même aspirait à des choses digne d'un beau rêve. Et puis il y avait les autres... mais ceux là, Naoki les appelait autrement. Cependant, son sourire s'estompa en entendant la suite et il reprit un air sérieux. Qu'essayait-elle de dire ? « J'appelle ça un cauchemar moi. » Se pouvait-il qu'ils aient fait le même ? Non, le sort d'un traître ne pouvait pas l'émouvoir plus que ça. Mais il avait besoin de savoir.

Confidence pour confidence, Naoki opta pour tâter le terrain. Il n'était même pas certain d'avoir réellement rencontré Sae au lac donc au pire des cas, elle ne comprendrait pas. « J'en ai fait un aussi. » Le barman déposa les verres devant les deux sang-purs. Naoki saisit le sien et le porta à ses lèvres, les humectant légèrement. « J'étais au lac, les rayons du soleil se reflétaient sur les eaux paisibles. C'était magnifique. » commença-t-il en lançant un regard inquisiteur à sa partenaire de soirée. « Puis, une sirène est apparue. » Bien sûr, il parlait d'elle. « Tu sais les rêves, ils ne sont pas toujours cohérents » ria-t-il en levant les yeux au ciel, comme si c'était ridicule. « Elle était belle, désirable et ... » Naoki ne continua pas tout de suite en se remémorant cette scène. Celle où il avait eu l'audace de l'embrasser avec fougue, de caresser des parcelles de son corps qu'il ne se serait jamais autorisé auparavant sous prétexte de mettre à exécution son plan. Soudainement gêné, il fixa le contenu de son verre. « Bref, j'te fais pas de dessin et tout a basculé. » Oui, en mettant des mots dessus et en l’énonçant de vive voix, Naoki se rendit compte de sa stupidité. Il avait rêvé de A à Z, son esprit lui avait joué des tours ou avait souligné des désirs qu'il avait enfoui au fond de lui. « Faute à un humain encore. » grogna-t-il, montrant un peu plus son aversion pour cette race. « Voilà, fin. Et le tien, il était si terrible que ça ? » Il s'abstint de dire que le prince n'arrivait pas à sauver la sirène à la fin. Cette version était bien pire que celle du roman.